Rapport au savoir et division socio-sexuée des savoirs à l’école [FR]

Nicole Mosconi « Rapport au savoir et division socio-sexuée des savoirs à l'école », La lettre de l'enfance et de l'adolescence 1/2003 (no 51), p. 31-38.

 

Cet article s’appuiera sur des recherches collectives menées au sein d’un groupe de recherche, animé par Claudine Blanchard-Laville, pour répondre à des appels d’offre concernant les pratiques enseignantes et les apprentissages des élèves. Ce groupe formé de chercheurs de disciplines différentes (didactique, psychosociologie, sociologie, psychanalyse) a choisi de se confronter à un même corpus de données, des enregistrements vidéo et audio de séances de classes de mathématiques, et de les travailler d’une manière que nous nommons « codisciplinaire[1] ». Chaque chercheur ou groupe de chercheurs produit sa propre analyse, en fonction de son cadre théorique et méthodologique, et la confronte à celle des autres chercheurs, la confrontation exigeant un approfondissement de l’analyse et l’explicitation de ses présupposés. Ma contribution à ce groupe a porté sur les différences de traitement des élèves garçons et filles par les enseignant(e)s et, d’autre part, sur les différences des positions qu’ils/elles leur assignent par rapport au savoir. La méthode employée sera une observation clinique[2]  et socio-clinique[3] des pratiques enseignantes. Cette approche est fondée sur l’étude d’un petit nombre de cas singuliers et sur l’analyse en profondeur des interactions entre enseignant(e)s et élèves, dans leurs aspects verbaux et non verbaux. La présence des didacticiens dans le groupe de recherche nous permet de situer ces interactions dans leur signification didactique et pas seulement socio-psychique. Après la présentation de la notion de rapport au savoir, travaillée dans notre équipe, l’analyse concernera principalement une séance de classe de 5e de collège[4] .

La notion de rapport au savoir

Je préciserai d’abord ce que j’entends par rapport au savoir, j’introduirai ensuite les notions de division socio-sexuée des savoirs et de bicatégorisation sexuée des disciplines scolaires et je montrerai que, en fonction de ces divisions, les enseignants assignent des positions différentes aux élèves selon leur sexe, qui peuvent avoir une influence sur leur rapport au savoir.

La notion de rapport au savoir est travaillée dans notre équipe à Paris-X à partir d’une double référence, sociologique et psychanalytique[5]. Pour nous, le sujet humain individuel se développe à l’articulation du biologique (le système corps-cerveau) et de la culture familiale et sociale du sujet. C’est cette articulation qui produit un champ nouveau, celui du psychique (désirs, affects, fantasmes, représentations, aspirations, conduites, pratiques) dans ses dimensions conscientes et inconscientes. Dans la constitution du psychisme et de la personnalité, nous postulons que se développe très précocement une pulsion épistémophilique, un désir de savoir, créateur de questionnements, de fantasmes et d’un « savoir privé » (les « théories sexuelles infantiles »). Ce désir de savoir devient rapport au savoir quand le sujet rencontre à l’école les savoirs communs que la société lui propose et lui impose et doit pour se les approprier se défaire de son attachement à ce « savoir privé[6] » premier.

Nous posons donc que le rapport au savoir d’un sujet se constitue comme « disposition intime » (Jacky Beillerot), comme processus psychique, mais en même temps dans le cadre d’une « grammaire sociale » qui en fixe les règles et les codes. Le rapport au savoir d’un sujet, sorte de condensé de son histoire psychique et de son histoire scolaire et sociale, désigne un « processus par lequel un sujet, à partir de savoirs acquis, produit de nouveaux savoirs singuliers qui lui permettent de penser, de transformer et de sentir le monde naturel et social[7] » ; il s’agit d’un processus créateur qui fait de tout sujet un « auteur de savoir[8] ».

Le rapport au savoir d’un sujet se constitue d’abord dans une dynamique et dans une histoire psycho-familiales et évolue ensuite dans une histoire psycho-sociale dont l’école est la première étape. Si on admet en effet que la scolarisation remplit essentiellement une fonction de transmission de savoirs d’une génération à la génération suivante, on peut traduire cette idée en disant que l’école contribue à la transformation du rapport au savoir tel que l’enfant l’a constitué dans son milieu familial.

Or, pour chaque sujet, son rapport au savoir est constitué dans le cadre de rapports sociaux entre les classes et entre les sexes, qui instituent une division socio-sexuée du travail et des savoirs, propre à une époque historique donnée[9]. Cette institution produit une « grammaire sociale » qui divise les savoirs en savoirs savants et savoirs populaires, mais aussi en savoirs masculins et savoirs féminins, différents et hiérarchisés. Ces divisions se traduisent dans l’institution scolaire par une division socio-sexuée des disciplines et des filières et par des orientations différenciées. À l’école, il existe, en effet, dans la « cognition sociale implicite[10] », une bicatégorisation sexuée des disciplines scolaires, plus stéréotypée encore en milieu mixte qu’en milieu non mixte, qui divise les disciplines en territoires masculin et féminin. Cette division contient aussi une hiérarchie de valeurs conforme à l’ordre social des sexes, c’est-à-dire à la hiérarchie entre les groupes de sexe. On peut penser que, si les mathématiques et les sciences « dures » aujourd’hui sont plus valorisées que les lettres, c’est qu’elles sont territoire masculin, et les lettres moins valorisées parce qu’elles sont devenues territoire féminin[11] .

Pour les élèves, la constitution de leur rapport à ces différentes disciplines se fait donc dans le contexte de ces divisions sociales et sexuées des disciplines. « Choisir » d’investir telle ou telle discipline n’a pas seulement à voir avec des aptitudes, des capacités ou des savoir-faire, c’est avant tout une question d’identité personnelle, où l’identité sexuée intervient plus ou moins fortement. Ainsi à l’école, se confirment, se confortent ou se remanient des identités sociales et des identités de sexe, dont le rapport au savoir constitue une part essentielle.

La notion de rapport au savoir peut permettre d’analyser les processus qui aboutissent à des « investissements » différenciés de disciplines et de filières et à des « choix » d’orientation différenciés par les élèves, sans les comprendre comme des choix purement individuels et encore moins naturels. Il faut comprendre que ces choix se font pour chaque sujet dans le cadre d’une socioculture complexe, qui vient à la fois de la famille, des pairs, des médias, et aussi des diverses institutions fréquentées, parmi lesquelles l’école joue un rôle majeur. Les choix d’orientation scolaire, aujourd’hui si différenciés selon le sexe, sont la résultante finale de ce processus de constitution et de transformation du rapport au savoir pour chaque sujet.

Et, dans cette grammaire sociale des disciplines scolaires, les enseignant(e)s aussi se trouvent pris. On peut montrer, en effet, qu’eux-mêmes sont agis dans leurs conduites, le plus souvent sans en avoir conscience, par cette grammaire sociale qui catégorise disciplines et élèves selon leur sexe.

Une observation fine et une analyse des pratiques enseignantes permettent de mettre en évidence des conduites différentes avec les élèves selon leur sexe, ce qui permet de supposer qu’ils contribuent à la constitution de rapports au savoir différenciés chez les élèves selon leur sexe. Nous illustrerons cette affirmation à travers l’analyse socio-clinique d’une classe de mathématiques de 5e portant sur la multiplication des fractions.

Une classe de cinquième

De nombreuses recherches[12] ont montré que les enseignant(e)s dans les classes mixtes interagissent nettement plus, en nombre et en temps d’interactions, avec les garçons qu’avec les filles[13] . Bien que l’observation de cette classe contredise ce résultat classique[14] , elle a permis d’analyser de plus près comment, à travers des épisodes infimes de la vie quotidienne des classes, des positions différentes peuvent être attribuées aux filles et aux garçons par rapport au savoir mathématique.

La séance analysée porte sur la multiplication des fractions. L’enseignant a un style d’enseignement très directif : tout est cadré[15] . La classe se déroule selon une succession d’exercices que les élèves cherchent d’abord individuellement à leur place, puis un(e) élève est appelé(e) au tableau pour faire la correction. Dans la première phase de la leçon, ce sont surtout des filles qui sont envoyées au tableau (ce qui explique le résultat global sur le nombre d’interactions), mais elles se contentent d’écrire sous la dictée (y compris celle qui est désignée comme bonne élève). Une des chercheuses les a caractérisées comme « petites secrétaires ».

Puis, après l’institutionnalisation de la règle de multiplication de deux fractions, vient la phase d’application. Sans avoir dit que la règle est généralisable, l’enseignant propose un produit de trois fractions. Mais surtout il change le « contrat didactique » attendant, sans le dire, que les élèves fassent les simplifications qui permettent d’obtenir une fraction irréductible.

À ce moment délicat, où le savoir à produire se complexifie, l’enseignant va interroger Charles, un garçon en position scolaire haute (l’enseignant dit de lui : « C’est le meilleur de la classe... il est intelligent, très à l’aise, excellent »). Il l’appelle en disant : « Alors viens nous montrer Charles comment tu as procédé » (minute 34). Charles est situé dans le registre de l’exhibition, où le savoir (phallique) va se faire admirer par tous ; il est promu, à ce moment, auxiliaire didactique et double gratifiant de l’enseignant.

Mais le scénario que l’enseignant avait monté se révèle défaillant. Voici que Charles, au moment crucial où il doit montrer son savoir, faillit à l’exhibition : il ne sait quoi faire. L’enseignant s’adresse alors à Naima (minute 36) : « Tu peux l’aider parce qu’il a un trou. » Charles « a un trou » (à la place du phallus merveilleux). Mais l’enseignant lui marque aussitôt sa confiance : « C’est bizarre chez Charles, ça arrive, vous voyez ! » La classe est prise à témoin : même les meilleurs peuvent avoir des défaillances. Mais, puisque c’est « bizarre », ce n’est pas grave, c’est un accident : une restauration narcissique de Charles est aussitôt opérée, il reste le meilleur.

Et l’enseignant va faire tout ce qu’il peut pour l’aider. À partir de la minute 37, il va se mettre tout près de lui, et, comme s’il était complètement identifié à Charles et raisonnait à sa place, presque dans sa tête, il va parler à la première personne (« il me faut un produit », « c’est ce que j’ai », « j’ai vu qu’il y avait un lien »), jusqu’à ce qu’il sente que Charles a compris. À ce moment, il s’adresse à lui par le tutoiement (« comment tu peux l’écrire ? », « comment tu vas faire ? »). Il y a un dialogue intime entre l’enseignant et Charles dont le reste de la classe est exclu et dont l’enjeu est que Charles comprenne.

Puis l’enseignant s’adresse de nouveau à la classe entière pour institutionnaliser la nouvelle règle : « Quand l’on a des calculs sur les quotients, je vérifie toujours si le résultat que je donne est un résultat tiré d’une fraction irréductible donc un résultat simplifié. »

L’épisode final va faire la transition avec la phase suivante. Charles a inscrit le résultat final 3/2 et Mélanie est sommée de rappeler le résultat qu’elle avait proposé au début, exact mais sans les « simplifications ». L’enseignant demande à la classe : « Alors à choisir quel est le résultat que vous préférez ? » Question à double entente.

Or, pour l’exercice suivant (un produit de quatre fractions), c’est Mélanie qui va être envoyée au tableau. « Mélanie, tiens passe au tableau, allez Mélanie, alors, dis-nous d’abord ce qu’est grand E. Vas-y ! » (minute 42), telle est l’invite de l’enseignant. À l’opposé de Charles, Mélanie, elle, n’a rien à « montrer ». Et comme elle reste quelques secondes sans répondre : « Aurais-tu perdu ta langue, Mélanie ? » Mélanie est d’emblée située dans le registre du manque. Mais, à cette question rhétorique qui ne demande pas d’autre réponse que de dire enfin ce qu’est « Grand E », Mélanie répond « non ! ». D’emblée elle casse le jeu. Ou plutôt elle exhibe son propre jeu devant témoin et caméra, son conflit avec l’enseignant.

Après l’enregistrement, l’enseignant dira d’elle : « C’est une capricieuse... une écervelée... la moindre chose, c’est les larmes. Elle a fait bonne impression au début, bonne participation au premier trimestre et après elle a eu d’autres préoccupations, ça s’est dégradé. » Mélanie est une jolie jeune fille qui affirme sa féminité. Elle va rester 7 minutes au tableau, temps ordinairement réservé aux bons élèves. Mais, à l’analyse, on s’aperçoit que cette interaction est plutôt de l’ordre du règlement de comptes où chacun cherche plus à embarrasser ou à neutraliser l’autre qu’à favoriser l’avancée du temps didactique. Elle sait que l’enseignant est pressé et elle va jouer l’inertie et la lenteur. En retour, elle va être harcelée par une série de questions et d’injonctions réitérées (l’enseignant va lui dire : « Vas-y ! » seize fois).

Aux questions de l’enseignant sur la propriété de chaque fraction, Mélanie répond mécaniquement : « irréductible », vérité sur les fractions qu’on peut aussi entendre comme la vérité de sa propre résistance à l’emprise de l’enseignant – mais peut-être aussi celle, secrète, des autres élèves de la classe. « Bon alors, vas-y ! fais ce que tu as à faire ! », ordonne l’enseignant. Face à cette injonction anale, Mélanie rétorque : « Je ne comprends pas, Monsieur. » Certes elle montre son incapacité, mais en même temps elle utilise une arme subtile puisqu’elle sous-entend qu’elle aurait besoin de plus amples explications et que l’enseignant ne les a pas données. Et face à quelqu’un qui déclare « ne pas comprendre », l’enseignant est désarmé, car on peut « faire faire » à l’autre beaucoup de choses, mais on ne peut pas « comprendre » à sa place. Il y a donc bien dans cette phrase un aspect provocateur.

Cependant la logique didactique voudrait que l’enseignant demande à Mélanie ce qu’elle ne comprend pas pour tenter de le lui expliquer. Mais sa réponse montre qu’il ne prend pas cette affirmation de Mélanie au sérieux : « On te demande de calculer ce produit, alors vas-y calcule ce produit ! » et il lui rappelle la première partie de la leçon où avait été institutionnalisée la règle de multiplication des fractions. Comme si elle le prenait au mot, Mélanie propose : « On prend les calculs deux à deux », ce qui serait une application « à la lettre » de la règle de multiplication de deux fractions. On peut penser que Mélanie cherche toujours à « faire » en fonction de ce qu’elle a « compris », même si elle est en retard d’une phase (les simplifications), par rapport au rythme d’apprentissage imposé par l’enseignant.

Mais il ne s’agit pas de laisser Mélanie expérimenter, le temps presse et, de toutes façons, pour l’enseignant, il faut appliquer les règles canoniques conformément à son attente. Il répète la règle (« on multiplie les numérateurs entre eux puis on multiple les dénominateurs entre eux ») et ordonne : « Alors vas-y, applique cette règle ! » Mélanie est réduite au rôle de simple exécutante et doit écrire sous la dictée.

Puis vient le moment des simplifications à opérer. L’enseignant insiste, de plus en plus agacé : « T’as pas des nombres là qui... doivent attirer ton attention ? » « Si », répond laconiquement Mélanie, au lieu de dire quels sont ces nombres, rompant une nouvelle fois les conventions. On sent qu’un bras de fer s’est engagé entre l’enseignant et Mélanie. Alors, comme si l’enseignant cherchait un langage qui lui « parle », il lui dit : « Quels sont les nombres que tu vas marier ? » Mélanie donne une bonne réponse, mais n’« écrit » pas, comme elle le devrait. On sent que l’impatience gagne de plus en plus l’enseignant.

Un dialogue ubuesque s’engage alors : « 9, tu peux rien en faire de 9 ? » – c’est comme d’elle, « on ne peut rien en faire », idée qu’elle va conforter en répondant : « ben c’est 3 », « ça veut rien dire 3 ! », répond l’enseignant agressivement. La suite continue dans le même registre, pour tous les facteurs du dénominateur. Et cette fois-ci c’est l’exaspération qui gagne l’enseignant : « Alors vas-y ! mais vas-y ! fais-le ! fais ! écoute t’es toute empruntée là ! », toute empruntée, comme une jeune vierge timide. « Allez dépêche-toi ! » Il faut faire avancer Mélanie comme un animal rétif. Les consignes pleuvent et Mélanie continue à y opposer la même force d’inertie. Pour stigmatiser sa lenteur, l’enseignant mime devant la classe une personne qui dort. Mélanie est tarabustée, houspillée. Enfin elle retourne à sa place accompagnée de cette phrase : « Allez, la honte ! » Plusieurs des chercheurs du groupe ont associé avec La leçon de Ionesco.

À noter que pendant tout cet épisode, en contraste avec l’observation faite dans l’épisode précédent avec Charles, l’enseignant est au fond de la classe, très loin du tableau, comme si toute cette distance lui était nécessaire pour maîtriser son agressivité. Si on suppose que Charles est positionné comme double gratifiant, « adjuvant », Mélanie apparaît nettement comme « adversaire », au sens de la morphologie des contes.

On peut, à partir de là, se demander quel type de rapport au savoir mathématique Charles et Mélanie peuvent constituer. On peut être frappé par le fait que l’enseignant invite Charles à montrer son savoir et donc lui fait savoir qu’il a confiance en lui, en tant que porteur ou producteur d’un savoir mathématique. Quand Charles se montre défaillant, l’enseignant lui signifie que sa confiance en lui n’est pas entamée, qu’il reste le meilleur. Le message ainsi transmis à Charles, c’est qu’il est important qu’il comprenne et réussisse, que, pour atteindre cette fin, du temps peut être dépensé et une relation de proximité peut s’instaurer entre lui et l’enseignant.

Tout autre est le message que reçoit Mélanie. Face à l’injonction de « faire », Mélanie a une demande qui peut paraître en rapport avec la vraie nature des mathématiques : comprendre. Mais cette demande se voit opposer une fin de non-recevoir dans le registre du savoir mathématique. Elle est seulement entendue comme une résistance ou un caprice, qui ne manifeste que son indocilité et son insubordination. Tout se passe comme si l’enjeu qui semblait essentiel pour Charles, l’aider à comprendre, n’existait plus quand il s’agit d’une fille comme Mélanie, la seule chose permise étant de se soumettre entièrement aux règles et aux procédures édictées par l’enseignant.

Dès lors, si l’on imagine qu’il y avait chez Mélanie, dans sa déclaration « je ne comprends pas, Monsieur », un enjeu identitaire (je suis une fille, donc je ne comprends pas les mathématiques) face à un enseignant qui pose le bon élève garçon en démonstrateur du savoir mathématique, l’interprétation que fait l’enseignant de son affirmation risque de la conforter dans son imaginaire, au lieu de lui signifier que la compréhension mathématique est autant à la portée des filles que des garçons et n’est tout simplement pas une question de sexe. Mais l’enseignant lui-même en est-il persuadé ?

On peut en effet mettre ces épisodes en relation avec le début de la séance, qui met en place un climat de classe, significatif quant au positionnement social des sexes. Quand les élèves rentrent en classe, l’étudiante qui filme, voyant le regard étonné des élèves, comprend que l’enseignant ne les a pas prévenus de sa venue. Elle l’invite alors à le faire. À ce moment, le dialogue suivant s’engage : « Bon les enfants, là, vous m’écoutez, alors heu... vous avez pu constater que nous avons... » ; un élève – évidemment un garçon – complète[16]  « une charmante dame », et l’enseignant... emboîte le pas, reprenant « une charmante dame ». Dans ce droit qu’ils s’octroient de juger du « charme » des femmes et d’exprimer publiquement leur jugement, les hommes sont complices ; peut-être aussi cherchent-ils à établir une alliance masculine contre l’intruse. Mais surtout ils rappellent leur pouvoir d’hommes sur toutes les femmes. Et l’on peut penser que ce pouvoir n’est pas sans lien avec la manière dont l’enseignant fait vivre le savoir mathématique et dont il positionne les élèves à l’égard de celui-ci, selon leur sexe.

Si Charles est positionné comme un élève capable en mathématiques, ce n’est pas le cas de Mélanie même si elle avait pu faire « bonne impression » au début. Mélanie n’a d’autre place que celle de l’élève rebelle qu’il s’agit de mater et qui ne saurait prétendre comprendre. Si Charles alors a quelques chances de constituer un rapport positif à cette discipline, Mélanie, elle, n’en a guère. Et, s’il est difficile, bien sûr, de généraliser sur l’exemple de ce seul épisode, il est certain cependant qu’on ne peut retirer de l’analyse de l’ensemble de cette séance l’idée que l’enseignant, à travers les demandes qu’il leur fait – écrire sous la dictée et se soumettre, sans comprendre, aux règles édictées –, attend beaucoup de ses élèves filles en mathématiques.

Cet article voudrait montrer que, si l’on veut analyser la manière dont les enseignant(e)s traitent les filles et les garçons dans les classes, il faut entrer dans des analyses très fines de la vie quotidienne des classes et des interactions didactiques. Les différences, voire les inégalités de traitement des élèves selon leur sexe (mais aussi leur origine sociale et leur position scolaire) passent par des éléments extrêmement ténus et invisibles en dehors d’une analyse très précise, incluant le point de vue didactique. Par leurs représentations, leurs attentes et leurs manières de faire, dans des processus quotidiens parfois infimes, sans en avoir conscience, les enseignant(e)s tendent à positionner différemment filles et garçons. Et je prétends que ces épisodes peuvent exercer une influence sur la manière dont les élèves constituent ou modifient leur rapport au savoir.

Les enseignants ont, certes, chacun leur style et leurs pratiques dans lesquels on peut voir leur « signature », comme dit Claudine Blanchard-Laville[17] ; mais, comme les élèves, ils sont pris dans cette « cognition sociale implicite » qui divise et hiérarchise les sexes et les disciplines.

Il ne faut pas négliger, certes, l’immense progrès que représente la mixité, par rapport à une situation antérieure de ségrégation des sexes qui aboutissait sans doute à plus d’inégalités encore face aux savoirs. Mais tant que, dans leur formation, les enseignants ne seront pas véritablement sensibilisés à toutes les questions liées aux stéréotypes de sexe, aux stéréotypes sexués des disciplines scolaires, aux phénomènes d’attentes différentes, des inégalités persisteront dans l’accès aux savoirs et dans les possibilités de constituer des rapports aux savoirs qui ne discriminent pas les sexes par rapport aux savoirs transmis.

 

Notes

[ *] Nicole Mosconi, cref Paris X-Nanterre, équipe Savoirs et rapport au savoir.Retour

[ 1] Cf. Claudine Blanchard-Laville, « De la codisciplinarité en sciences de l’éducation », Revue française de pédagogie, n˚ 132, 2000, p. 55-66.Retour

[ 2] Cf. le numéro de la Revue française de pédagogie, coordonné par Claudine Blanchard-Laville, « Approches cliniques d’inspiration psychanalytique », n˚ 127, 1999.Retour

[ 3] Pour ma part, une de mes références théoriques privilégiées est la socio-psychanalyse de Gérard Mendel.Retour

[ 4] Une première publication de cette équipe a concerné une classe de CM1, Claudine Blanchard-Laville (sous la dir. de), Variations sur une leçon de mathématiques. Analyse d’une séquence : « L’écriture des grands nombres », Paris, L’Harmattan, 1997, avec, en particulier, un article de Nicole Mosconi, Josette Loudet-Verdier, « Inégalités de traitement entre les filles et les garçons », p. 127-150. La classe de cinquième doit aussi faire l’objet d’une publication collective en 2003 chez L’Harmattan, sous le titre : Une séance de classe ordinaire. « Mélanie, tiens, passe au tableau ».Retour

[ 5] Cf. Jacky Beillerot, Alain Bouillet, Claudine Blanchard-Laville, Nicole Mosconi, Savoir et rapport au savoir. Élaborations théoriques et cliniques, Paris, Éd. Universitaires, 1989 ; Jacky Beillerot, Claudine Blanchard-Laville, Nicole Mosconi, Pour une clinique du rapport au savoir, Paris, L’Harmattan, 1996 ; Nicole Mosconi, Jacky Beillerot, Claudine Blanchard-Laville, Formes et formation du rapport au savoir, Paris, L’Harmattan, 2000.Retour

[ 6] Jacky Beillerot, Claudine Blanchard-Laville, Nicole Mosconi, Pour une clinique du rapport au savoir, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 75-97.Retour

[ 7] Jacky Beillerot, « Le rapport au savoir », dans Nicole Mosconi, Jacky Beillerot, Claudine Blanchard-Laville, Formes et formation du rapport au savoir, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 51.Retour

[ 8] Jacky Beillerot, dans Jacky Beillerot, Alain Bouillet, Claudine Blanchard-Laville, Nicole Mosconi, Savoir et rapport au savoir. Élaborations théoriques et cliniques, Paris, Éd. Universitaires, 1989, p. 189.Retour

[ 9] Cf. Nicole Mosconi, Femmes et savoir. La société, l’école et la division sexuelle des savoirs. Paris, L’Harmattan, 1994.Retour

[ 10] Marie-Claude Hurtig, « Catégories de sexe et perception de soi », Connexions, n˚ 72, érès, 1999, p. 105-118. Voir aussi Marie-Claire Pichevin, « De la discrimination sociale entre les sexes aux automatismes psychologiques : serions-nous tous sexistes ? », dans La place des femmes. Les enjeux de l’identité et de l’égalité au regard des sciences sociales, Ephesia, Paris, La Découverte, 1995.Retour

[ 11] Qu’il ne s’agisse pas de la nature de la discipline elle-même peut être confirmé par le fait que, au xixe siècle, c’était les lettres (les humanités classiques) qui étaient valorisées, étant alors territoire masculin.Retour

[ 12] Cf. la note de synthèse de Marie Duru-Bellat dans la Revue française de pédagogie, n˚ 109-110, 1994-1995.Retour

[ 13] Cf. le livre collectif publié sous la direction de Claudine Blanchard-Laville (1997), Variations sur une leçon de mathématiques, chez L’Harmattan.Retour

[ 14] Même si on pondère en fonction du déséquilibre des sexes dans la classe (quinze filles et neuf garçons), l’avantage des filles est maintenu (59,7 % des interactions avec les filles et 40,3 % avec les garçons). De même au niveau du temps, l’avantage reste du côté des filles : l’enseignant passe 54,7 % de son temps avec les filles et 45,2 % avec les garçons. Enfin plus de filles que de garçons (onze filles et quatre garçons) sont envoyées au tableau.Retour

[ 15] Un membre du groupe de travail a associé, durant le visionnement, cette séquence avec une cérémonie rituelle.Retour

[ 16] Les élèves sont habitués à compléter ainsi des phrases commencées par l’enseignant.Retour

[ 17] Cf. Claudine Blanchard-Laville, Les enseignants entre souffrance et plaisir, Paris, puf, 2001.Retour