De nombreux travaux illustrent l'émergence et le renforcement des stéréotypes de sexe dans les groupes mixtes [FR] [1998]

Article publié dans la revue Enfance et Psy, [1998, n°3, 73-78]

Marie Duru-Bellat, Professeur à l'Université de Dijon (Sociologie-Sciences de l'Education.

 


La mixité, un aspect du "curriculum caché" des élèves


En France, on a tendance à penser que les filles réussissent mieux à l'école (c'est vrai, par exemple, qu'elles sont plus souvent bachelières que les garçons); mais on sait aussi qu'elles restent peu présentes dans les filières les plus prestigieuses, menant aux emplois les plus côtés de la hiérarchie sociale. Pour comprendre cette anomalie, il faut sans doute dépasser une approche formelle de la formation reçue, et s'intéresser à un aspect plus informel de la scolarité, dont on peut faire l'hypothèse qu'il constitue pourtant une dimension cruciale du "curriculum caché" qui prend place à l'école, à savoir la mixité des classes.

En effet, les attitudes et représentations qui sous-tendent les résultats, les choix scolaires et les projets d'avenir des jeunes garçons et filles relèvent d'une construction sociale progressive, à laquelle le fait de fréquenter au jour le jour et pendant une vingtaine d'années une classe mixte ne peut être complètement étranger, au-delà des influences extra-scolaires. Mais, en France, la mixité est perçue comme allant de soi et, de manière diffuse, comme ne pouvant aller que dans le sens du progrès; et par ailleurs, elle est quasiment universelle ce qui rend impossible une évaluation précise de ses effets.

C'est donc sur la base des travaux anglo-saxons que nous nous interrogerons ici sur "ce que fait" la mixité aux élèves des deux sexes, en termes de performances, d'attitudes, et plus largement d'intériorisation de la "division du travail" entre les sexes.

Première question, garçons et filles ont-ils des résultats différents selon qu'ils sont scolarisés dans un contexte mixte ou non mixte ? Dans les pays anglo-saxons, un certain nombre de rapports officiels ou d'ouvrages ont alerté l'opinion en montrant que les filles réussissaient plutôt moins bien dans les écoles mixtes (par rapport aux écoles non mixtes), dans des disciplines comme les mathématiques ou la physique, connotées comme masculines. Mais si l'on tient compte du fait que les écoles non mixtes accueillent des élèves de milieu social plus favorisé et de meilleur niveau scolaire, les résultats sont moins nets, et certaines recherches comme celle de Marsh (1989), réalisée en Australie, concluent à la quasi absence de différences de performance stables et conséquentes, spécifiquement imputables à la mixité.

Sur cette question qui reste controversée, des changements sociaux peuvent être instructifs, comme cette expérience berlinoise de retour à la non mixité, qui a débouché sur une baisse des résultats scolaires des garçons, du fait d'une dégradation de la discipline. Une autre expérience a consisté à suivre les progressions en mathématiques de filles de même niveau initial, scolarisées soit en classe non mixte, soit en classe mixte; au bout de deux ans, les performances des filles sont nettement meilleures dans les classes non mixtes, tout en restant légèrement inférieures à celles des garçons.

Certaines recherches menées en psychologie, sur les performances et les comportements d'adultes dans des groupes de travail vont dans le même sens (Ehrlich et Vinsonneau, 1988). Dans des groupes unisexes, les comportements des hommes et des femmes apparaissent tout à fait similaires (en particulier, les comportements de dominance sont adoptés dans d'égales proportions par les hommes et par les femmes); par contre, dans les groupes mixtes, on voit apparaître une "division du travail" entre les sexes, les femmes modérant leurs comportements de dominance et se restreignant aux seuls comportements expressifs. La notion même de comportement féminin ou masculin ne prend donc de sens que dans un contexte mixte. Autrement dit, c'est "dans la comparaison à l'autre groupe que les filles élaborent une image de soi qui adhère fortement à un stéréotype féminin" (Lorenzi- Cioldi, 1988).

De nombreux travaux illustrent cette émergence et ce renforcement des stéréotypes de sexe dans les groupes mixtes, où les différences d'attitude entre garçons et filles apparaissent beaucoup plus nettes. Ceci vaut pour les préférences scolaires, plus conformes aux stéréotypes de sexe dans un contexte mixte (cf par exemple Lawrie, 1992); ainsi, les garçons se disent plus attirés par les langues ou la biologie, et les filles par la physique et la technologie, quand ils et elles sont scolarisés séparément. Sous-jacent à ces attitudes, il y a le sentiment qu'ont les élèves de leur propre compétences: en l'occurrence, les filles ont tendance à sous estimer leurs compétences dans les domaines traditionnellement connotés comme masculins quand elles sont en présence de garçons; réciproquement, elles jugent mieux leurs aptitudes littéraires dans les contextes mixtes. En psychologie sociale, les expérimentations débouchent sur des résultats convergents; par exemple, dans une situation d'interaction compétitive (jeu mathématique), les filles diminuent sensiblement leur autoattribution de compétence quand elles sont dans un groupe mixte par rapport à un groupe non mixte.

On observe aussi une moindre estime de soi, en général, chez les filles des écoles mixtes par rapport à celles des écoles non mixtes.

Progressivement, se développent donc chez les élèves des processus de catégorisation des disciplines ou des métiers, mais aussi de soi-même et d'autrui. Et, plus largement, c'est la place des deux sexes dans la société qui fait l'objet de jugements plus stéréotypés. Ainsi, les filles (et les garçons) sont plus favorables à un fort investissement professionnel chez une femme quand ils et elles appartiennent à une école non mixte.

Pourquoi ces différences ? Certes, on peut invoquer le fait que les maîtres, dans les classes mixtes, ont tendance à jouer sur l'opposition entre filles et garçons et à organiser leurs interactions sur la base d'attentes stéréotypées, possibilités qui se ferment à l'évidence quand la classe n'est pas mixte. Par ailleurs, les contenus des enseignements effectivement dispensés dans les classes mixtes sont souvent de fait plus proches des intérêts qui sont aujourd'hui ceux des garçons, auxquels on tente de s'adapter davantage, vu leur caractère potentiellement perturbateur. Dans les écoles non mixtes, les élèves sont également davantage confrontés à des professeurs de même sexe, quelle que soit la discipline; quand on sait l'importance, dans les choix des filles pour les secteurs traditionnellement masculins, à la fois du soutien des enseignants et de l'existence de "modèles", il est clair que la mixité n'est pas de nature à favoriser l'extention de ces choix non conformes.

Mais l'essentiel relève sans doute de cette socialisation qui prend place du seul fait de la cohabitation durable de deux groupes censés être dotés de propriétés précises et asymétriques, qui conduit garçons et filles à canaliser leurs investissements et leur conduite en fonction de leur sexe d'appartenance. En particulier, une certaine image de la féminité amène les filles à renoncer à briller pour ne pas entrer en compétition avec les garçons, à être obsédées par leur apparence et à faire tout pour leur plaire, à les laisser occuper l'espace et l'attention du maître (etc.). Les interactions pédagogiques elles-même s'avèrent moins stimulantes pour les filles, qui, du fait d'une dynamique relationnelle dominée par les garçons, apprennent que leurs contributions sont de peu de valeur et que la meilleure solution consiste à s'effacer (Mosconi, 1989). Quant aux garçons, bien que la mixité semble avoir des effets positifs sur leur conduite, elle aurait aussi pour effet de les contraindre à afficher leur virilité. Les pédagogies mises en oeuvre par les maîtres peuvent en outre moduler ces tendances; par exemple, les pédagogies nouvelles, qui favorisent les relations entre filles et garçons, renforceraient plus encore le poids des stéréotypes de sexe dans la définition de soi (Durand Delvigne, 1995).

Pour certains psychologues sociaux, ces effets de la mixité sont à rapporter à "l'asymétrie du rapport entre groupes de sexe", qui "constitue un aspect important de la constitution de l'identité des individus" (Lorenzi-Cioldi (1988); c'est donc par rapport à cette situation psycho-sociale, où le pouvoir importe plus que le sexe, qu'il conviendrait d'étudier la genèse des différences entre hommes et femmes (Durand-Delvigne, 1995).

Au-delà de ces discussions théoriques, la diffusion des travaux sur les effets de la mixité a entraîné des débats extrêmement vivaces depuis les années 80 dans les pays anglo-saxons (pour la France, cf Baudoux et Zaidman, 1992). On a par exemple instauré des plages non mixtes d'enseignement, en mathématiques et en physique, avec pour objectif, en se centrant sur les filles, de développer leur confiance en elles-mêmes dans ces domaines, non sans succès semble-t-il. Mais cette solution "technique" à ce qui reste le problème des filles peut paraître contestable, si ce sont les relations entre les sexes que l'on prétend changer. Certes, on peut défendre l'idée que les filles en tireront plus d'assurance, voire que les garçons, scolarisés entre eux, apprendront à se définir eux-mêmes autrement que par l'opposition méprisante aux filles. Mais si c'est la non pertinence du sexe dans l'éducation que l'on vise à terme (à savoir que les stéréotypes de sexe ne viennent plus barrer l'horizon des élèves) alors une ségrégation même temporaire peut-elle être une solution ?

On aborde là des questions d'ordre politique, car, dès lors que l'on entend s'attaquer aux mécanismes mêmes de catégorisation de l'univers en masculin ou féminin, c'est la division du travail entre les sexes au niveau de la société qui est en jeu. On peut alors s'interroger sur les possibilités d'introduire des changements réels à l'école, dès lors que l'institution familiale et le monde du travail restent ce qu'ils sont.

L'idée même d'un "handicap" des filles reste en débat. Par rapport à quelle norme évalue-t-on ce désavantage, qu'on pourrait tout aussi bien lire comme une différence? Il est certain que parler de désavantage des filles n'a de sens que dans le cadre d'un système de valeur donné (si la sousreprésentation des filles dans les études scientifiques est perçue comme une discrimination, c'est parce qu'elle débouche sur des professions moins gratifiantes). Si, à terme, on peut juger souhaitable de modifier totalement ce système de valeur, il peut apparaître légitime que tous les jeunes soient placés dans une situation d'égalité de choix par rapport à ces différentes professions. Quant à la notion d'"égalité dans la différence", on peut juger (de Lesseps, 1979), mais le débat reste ouvert, qu'elle reste une manière de cultiver la différence; elle tend à imposer l'inéluctabilité de deux types (les hommes vs les femmes), et en l'occurrence vouloir qu'une différence reste une différence c'est instaurer un interdit.

Si l'accès à l'éducation est précisément ce qui ouvre les portes de tous les possibles, alors, aux yeux des certain(e)s enseignants, la notion de pédagogie anti-sexisme s'impose (Lempen-Ricci, 1985). Elle consiste à refuser d'établir un lien nécessaire entre différence naturelle et inégalité de traitement, et se fonde au contraire sur l'exigence d'égalité de traitement. Il ne s'agit pas de nier l'existence de différences naturelles, bien qu'on sache aujourd'hui combien il est vain de chercher à démêler nature et culture, mais de maintenir l'objectif d'égalité en instaurant si besoin une "discrimination positive".

Par exemple, quelle que soit l'origine des difficultés des filles dans le domaine spatial, on cherchera à éliminer ces handicaps objectifs. Il peut donc y avoir traitement différencié selon les sexes, non pour renforcer les différences, mais pour compenser les handicaps qui en découlent, indirectement ou directement, par rapport aux possibilités qui sont ouvertes à l'autre.

En bref, l'idée de base de cette pédagogie anti-sexiste est d'abolir les obligations liées au sexe dans le choix d'un mode de vie, et, dans la mesure où les contraintes que la "masculinité" fait peser sur les premiers ne sont pas négligeables, elle peut s'avérer aussi libératrice pour les hommes que pour les femmes. Mais c'est la question de la nature même de la différence sexuelle qui est là posée, et de l'opportunité (ou non) de sa "dissolution dans l'altérité, où le sexe ne serait alors qu'une différence parmi d'autres sans être pour autant le support d'une domination" (Ferrand, 1995).

 
1 Professeur à l'Université de Dijon (Sociologie-Sciences de l'Education), IREDU-CNRS, 9 Av.A.Savary, 21011 Dijon (0380395450). Ce texte reprend des éléments développés in Duru-Bellat, 1990, 1994 et 1995, où figurent toutes les références utilisées.




BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE


Baudoux C., Zaidman C. (eds) (1992) Egalité entre les sexes. Mixité et démocratie. Paris : L'Harmattan.
Durand-Delvigne A. (1995) Jeu du soi et du genre : les effets structurels de la co-éducation, Les Cahiers du MAGE, 1, 9-16.
Duru-Bellat M. (1990) L’école des filles. Paris : L’Harmattan.
Duru-Bellat M. (1994 et 1995) Filles et garçons à l'école, approches sociologiques et psychosociales. 1. Des scolarités sexuées, reflet de différences d'aptitude ou de différences d'attitude ?, Revue française de Pédagogie, n_109, 111-141, et 2. La construction scolaire des différences entre les sexes, Revue française de Pédagogie, n_110, 75-110.
Erlich M., Vinsonneau G. (1988) Représentations différentielles des sexes. Attributions et prises de rôles dans les équipes de travail, Bulletin de Psychologie, XLI, n_387, 785-802.
Ferrand M. (1995) Les hirondelles de la mixité font-elles le printemps de l'égalité ?, Les Cahiers du MAGE, 1, 33- 35.
Lawrie L., Brown R. (1992) Sex Stereotypes, School and Subject Preferences and Career Aspirations as a Function of Single/Mixed-Sex Schooling and Presence/Absence of an Opposite Sibling, British Journal of
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Lempen-Ricci,S., Moreau,Th. (eds) (1986) Vers une éducation non sexiste, Lausanne : Réalités sociales.
Lesseps (de) E. (1979) Le fait féminin : et moi ?, Questions Féministes, n_5, 3-28.
Lorenzi-Cioldi, F. (1988) Individus dominants et groupes dominés. Images masculines et féminines, Grenoble : PUG.
Marsh H.W. (1989) Effects of Attending Single-Sex and Coeducational High Schools on Achievement, Attitudes, Behaviors and Sex Differences, Journal of Educational Psychology, 81, n_1, 70-85.
Mosconi, N. (1989) La mixité dans l'enseignement secondaire : un faux semblant ?, Paris : PUF.



RESUME


Bien que la mixité à l'école apparaisse en France comme une évidence, on peut s'interroger sur ses incidences scolaires et psychologiques. Ce qui se dégage le plus nettement des recherches existantes, c'est le renforcement des attitudes conformes aux stérotypes de sexe qui se réaliserait à travers la mixité, qu'il s'agisse des préférences scolaire ou de l'estime de soi. Ceci passe par des processus variés : contenus de formation et interactions pédagogiques marqués par les stéréotypes de sexe, mais aussi relations entre garçons et filles dans le quotidien des classes.

 


MOTS-CLEFS :


Mixité (scolaire), Education (des garçons et des filles). Interactions pédagogiques.