Impensable mixité


Auteur: Rebecca Rogers


Rebecca Rogers, historienne, maître de conférences à l’université Marc Bloch-Strasbourg. Ses thèmes de recherche sont : histoire de l’éducation des filles en Europe au xixe siècle, histoire de la mixité scolaire. Elle a notamment publié : Femmes savantes et femmes studieuses. Une histoire culturelle de l’éducation des jeunes bourgeoises au xixe siècle (accepté par le comité scientifique des Editions Belin) ; "Mixité et coéducation : état des lieux d’une historiographie européenne", 2003, Clio, Histoire, Femmes et Société, n˚ 18 ; avec Mineka van Essen, 2003, "Ecrire l’histoire des enseignantes : une historiographie aux contours internationaux", Histoire de l’éducation.
Adresse : Institut d’histoire contemporaine - Université Marc Bloch - Palais universitaire - 9 place de l’Université – 67084 Strasbourg cedex
E-mail : rrogers@umb.u-strasbg.fr


Dans les dernières décennies du xixe siècle en France, la circulation de l’information concernant les systèmes éducatifs européens et américains génère une réflexion sur la mixité scolaire qui mérite rappel de nos jours alors que le principe de la mixité connaît des remises en cause. Parmi les protagonistes dans ce débat se trouve la féministe Julie-Victoire Daubié, première bachelière de France, dont l’ouvrage La femme pauvre au xixe siècle a été médaillé par l’Académie impériale de Lyon. Son "coup d’œil sur l’enseignement primaire, secondaire et professionnel des femmes dans les deux mondes" chante les louanges des sociétés plus libres que celle de la France du Second Empire : "Dans les civilisations où la responsabilité a fait naître la liberté, les forces morales résident dans le pouvoir, représenté par l’instruction laïque, la justice et l’administration. L’harmonie existe alors dans l’éducation des adolescents et adolescentes, qui n’ont pas besoin d’être préservés contre un contact corrupteur, et l’école se base sur l’externat et la réunion des sexes". L’isolement et l’internat pour les jeunes filles ou les garçons sont, selon elle, des "mesures funestes et impuissantes [...qui] sont une nécessité d’éducation dans les sociétés corrompues où l’adolescence a besoin d’être préservée". Inspirée par son analyse des systèmes éducatifs étrangers, elle plaide alors pour la mixité : "L’externat commun aux garçons et aux filles me paraît donc la plus forte assise de l’éducation civique et de l’harmonie des mœurs chez les peuples assez sensés pour avoir compris que la liberté est fille de la responsabilité morale" (Daubié 1992, p.151, p.161). Camille Sée, le rédacteur de la loi qui crée les lycées et collèges – non-mixtes – de jeunes filles en 1880, est aussi séduit par la coéducation des sexes aux États-Unis mais estime qu’elle n’est pas possible pour les Français. Comme l’explique Ferdinand Buisson dans son célèbre dictionnaire pédagogique, la mixité est envisageable dans le nouveau monde : "parce que les mœurs américaines ne ressemblent pas aux nôtres, parce que de longs siècles de galanterie mauvaise et frivole ne pèsent pas sur l’âme américaine et que chez un peuple sain et vigoureux on a raison plus qu’ailleurs d’avoir foi dans la nature humaine et dans la liberté" (Buisson 1911, p.290).


Le souhait de Julie-Victoire Daubié s’est finalement réalisé en France en décembre 1976 avec la généralisation de la mixité à tous les degrés de l’enseignement. Si cette généralisation s’est faite sans débat et sans mobilisation féministe ce n’est pas pour autant qu’il faut considérer cette révolution pédagogique comme anodine ou dans l’ordre des choses. Les débats actuels sont là pour nous rappeler que le fait de mêler les élèves de sexe, de classe sociale ou de religion différentes est le résultat de politiques éducatives menées depuis le xixe siècle. En France, cependant, l’histoire de la mixité est encore fort mal connue, ce qui explique sans doute en partie que les débats de nos jours se nourrissent de contresens et de confusions. Plus gênante, l’utilisation d’exemples étrangers pour défendre une politique de non-mixité fait fi des contrastes nationaux, d’histoires et de traditions fort différentes dans le domaine scolaire. Dans ce contexte, le retour à un comparatisme des systèmes éducatifs semble nécessaire pour mieux juger les propositions brandies de nos jours.


A l’heure de la construction d’une Europe culturelle s’est beaucoup accrue la circulation de l’information sur les autres systèmes éducatifs, notamment dans le domaine de l’enseignement supérieur où nous œuvrons actuellement vers une harmonisation des systèmes. Ce n’est donc pas surprenant que les médias, en soulevant les "problèmes" de la mixité, proposent des solutions puisées à droite ou à gauche, chez nos voisins allemands ou anglais, voire même dans le modèle culturel américain qui attire autant qu’il repousse. Plutôt que de décortiquer les motivations d’un telle "problématisation" de la mixité de nos jours, je souhaite montrer en quoi ces comparaisons souffrent d’une absence de connaissances sur l’histoire de la mixité telle que Julie-Victoire Daubié, ou Condorcet bien avant elle, la concevait.


Pendant la Révolution française, Condorcet défend l’idée d’une éducation publique commune aux deux sexes, ayant lieu dans un même cadre car "la réunion des enfants des deux sexes […] loin d’avoir du danger pour les mœurs, serait bien plutôt un préservatif contre ces diverses espèces de corruption dont la séparation des sexes vers la fin de l’enfance, ou dans les premières années de la jeunesse, est la principale cause" (Condorcet 1989, pp.65-70). Cet argument, basé sur les mœurs, est néanmoins un argument féministe car le philosophe républicain est bien conscient que les filles accèdent difficilement à l’instruction : la mixité est alors une solution pour proposer une éducation plus sérieuse aux filles, une éducation, en somme, "masculine". En France, la mixité obtient peu de suffrages avant le xxe siècle, alors qu’aux États-Unis elle se répand dans les écoles urbaines publiques et notamment dans les high schools, pas seulement par mesure d’économie, mais parce que les administrateurs des écoles sont largement convaincus que la coéducation permet une discipline plus exacte, une instruction plus équilibrée et un développement psychologique et sexuel plus sain pour les garçons et les filles. Cette co-instruction des adolescents des deux sexes surprend évidemment les Français pour qui la puberté paraît un âge "dangereux", pendant lequel la non-mixité est de loin préférable à la promiscuité des sexes. C’est également aux États-Unis qu’on trouve les premières étudiantes, dès 1830 à Oberlin College dans l’Ohio. Par la suite, les étudiantes américaines se verront affublées du qualificatif "coed", façon de rappeler que la mixité, telle qu’elle s’est instaurée, est bien l’introduction des femmes au sein d’un système conçu pour des hommes.


La précocité américaine à ouvrir les portes des établissements masculins aux filles et aux femmes ne fait pas disparaître pour autant les établissements non mixtes. Les établissements catholiques qui visent la bourgeoisie, par exemple, continuent longtemps à séparer garçons et filles. La non-mixité est aussi liée à la densité du réseau scolaire : dans le Nord-Est où les écoles sont plus nombreuses et d’origine plus ancienne, la mixité est aussi moins développée. Enfin, l’enseignement supérieur présente un tableau complexe par rapport à la mixité, car si les universités du Midwest s’ouvrent précocement aux femmes, on voit aussi la création, comme en Angleterre, d’excellentes universités féminines au xixe siècle. La coexistence d’établissements mixtes et non mixtes, ainsi qu’une tradition fédérale en matière de politique scolaire, permet de mieux comprendre des évolutions plus récentes par rapport à la politique de mixité. En effet, la présence aujourd’hui d’établissements privés féminins, dans le secondaire mais surtout dans le supérieur, s’explique non seulement par l’histoire mais aussi par des courants d’opinions féministes qui, dès les années 1960, ont critiqué la mixité comme renforçant des stéréotypes de sexes. Par la suite, les travaux du psychologue Carol Gilligan, en particulier In A Different Voice, a fourni des arguments, souvent qualifiés de différentialistes, pour justifier la séparation des garçons et des filles à l’adolescence. En mettant l’accent sur des façons "féminines" de penser la moralité, le rapport aux autres, la compétition, etc., l’analyse de Carol Gilligan encourageait certains à préconiser la non-mixité pour permettre aux jeunes filles de s’exprimer plus librement. L’historienne Estelle Freedman, par exemple, a souligné la façon dont les structures non mixtes par le passé avaient permis aux femmes d’acquérir la confiance nécessaire pour ensuite réclamer plus de pouvoir dans la société. D’autres historiens ont cependant souligné le danger à penser les caractéristiques psychologiques sexuées sans rapport avec le contexte historique et l’appartenance sociale. En somme, la "voix différente" des filles ne devait pas être considérée comme une donnée invariable, ni pour expliquer le passé, ni pour préconiser des politiques éducatives par la suite. Actuellement le débat américain sur la mixité a changé son fusil d’épaule puisque, comme en France, la scolarité des filles cause peu de soucis. Ainsi les mesures récentes de l’administration Bush en faveur d’établissements non mixtes concernent surtout les garçons de milieux défavorisés dans les classes primaires. Ce n’est donc plus la réflexion féministe qui pose la question de mixité, mais le contexte social. La réponse du gouvernement, qui étonne vue depuis la France, s’explique en grande partie parce qu’on ne trouve pas aux États-Unis, comme en France, une "doctrine républicaine" en matière d’éducation qui sert de soubassement à l’organisation de l’État.


L’évolution du système scolaire français a été toute autre puisque l’État est intervenu précocement en donnant des orientations et en soutenant une certaine conception de l’école. Le triomphe des "républicains pédagogues" au début de la Troisième République a consacré une vision de l’école méritocratique profondément sexuée car les filles méritantes n’ont pas les mêmes possibilités que leurs frères : avoir accès aux mêmes diplômes, aux mêmes institutions et aux mêmes professions sera l’objet de luttes pendant tout le xxe siècle et l’école mixte doit compter comme l’une des conséquences de ces luttes. Les débats sur la mixité de nos jours ont tendance à mettre en avant la façon dont les filles ont largement bénéficié de l’école devenue mixte : "Sauvons les garçons", titre le Monde de l’Education en janvier 2003, qui attire l’attention sur les effets contradictoires de la mixité. La différence des sexes a été longtemps l’un des angles morts de l’universalisme républicain ; ce débat a donc le mérite de le mettre en évidence, mais avec un raisonnement qui occulte les chemins de l’histoire et l’évolution de la société qui a permis l’introduction de la mixité sans débat et sans polémique. Remettre en cause la mixité, pour contrer les violences en milieu scolaire, comme le préconise très médiatiquement Michel Fize, serait un sérieux pas en arrière que Julie-Victoire Daubié serait la première à condamner. L’instruction mixte "ne peut exister dans les pays d’anarchie morale" déclare-t-elle en 1870. Souhaitons-nous réellement revenir à une séparation fondée sur des principes religieux, moraux et politiques qui ne sont plus ceux qui gouvernent notre société dans ce troisième millénaire ? Le retour à la non-mixité serait un constat affligeant de l’échec de notre système scolaire alors qu’il n’existe pas de "problème de la mixité" mais plutôt des problèmes de société que l’école n’est pas en mesure de résoudre à elle seule. L’école républicaine, qui est au cœur des débats politiques de nos jours, doit certes faire de son mieux pour promouvoir l’égalité de l’ensemble des élèves présents dans le système scolaire : filles et garçons, enfants des élites et des familles populaires, élèves chrétiens, juifs ou musulmans. Mais rien dans l’évolution du système scolaire français ne peut nous encourager à penser que la séparation des sexes serait une solution aux problèmes posés par l’insuffisante démocratisation du système et par sa difficulté à jouer le rôle intégrateur qui lui incombe en partie. La promotion de l’égalité entre les filles et les garçons à l’école passe par une mixité que, clairement, on doit apprendre à mieux gérer en sensibilisant les enseignants au projet pédagogique qu’elle comporte. La remettre en cause, c’est bien vite oublier les voix féminines et masculines qui ont œuvré dans le passé pour faire accepter l’idée que l’éducation ensemble est la meilleure façon d’apprendre à vivre ensemble.

 

Bibliographie


Buisson Ferdinand, (dir.), 1911, Nouveau dictionnaire de pédagogie, vol. 2, Paris, Hachette.

Condorcet, 1989 (1ère édition 1791), Premier mémoire sur l’Instruction publique, Paris, Editions Klincksieck.

Daubié Julie-Victoire, 1992 (1r éd. 1870), La femme pauvre au xixe siècle, t.1, Paris, côté femmes.

Eisenmann Linda (dir.), 1998, Historical Dictionary of Women’s Education in the United States, Greenwood Press.

Fize Michel, 2003, Les pièges de la mixité scolaire, Paris, Presses de la Renaissance.

Mosconi Nicole, 1989, La mixité dans l’enseignement secondaire : un faux-semblant ? Paris, Presses Universitaires de France.

Rogers Rebecca, (dir.), à paraître en 2004, La mixité dans l’éducation. Enjeux passés et présents, Fontenay, École Normale Supérieure Éditions.

Thébaud Françoise, Zancarini-Fournel Michelle, (dir.), 2003, "Coéducation et mixité", Clio Histoire, Femmes et Sociétés, n° 18.

Tyack David, Frost Elisabeth, 1990, Learning Together. A History of Coeducation in American Schools, New Haven, Yale University Press.

 

POUR CITER CET ARTICLE

Rebecca Rogers « Impensable mixité », Travail, genre et sociétés 1/2004 (N° 11), p. 183-188.